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Paris /// 2020-2022

Installations dans la ville

Sculptures

La ville se peuple de présences qui nous encombrent. Nous les évitons. Nous allons avec cet affairement enjoué ou inquiet qui nous dispense de prêter attention à ce milieu altéré et poignant. Parfois, sous le vacarme des voitures et des bruits, nous entendons avec angoisse l’affreux silence des oiseaux et des insectes.  Le lendemain, face au spectacle urbain continuel, en allant ici et là avec les choses à faire en tête, nous sommes saisis par la disparition de quelque chose ou de quelqu’un qui n’a pas même laissé la trace d’un vide. Où est cet adolescent obscur que je voyais chaque matin ? Il me donnait le plaisir qu’on a à voir son chat, oublié toute la journée et même plusieurs jours d’affilée, traverser l’appartement, vivant, discret,  robuste et dont la présence était assurée : inutile donc de s’en soucier. 

Un jour passe encore, nous sommes toujours ici mais nous savons que ça se passe ailleurs, et la quiétude d’un achat inepte se paie d’indicibles injustices dans les entrepôts de l’Empire, d’arrachements de vie dans les jardins et les océans dévastés. Nous prêtons l’oreille mais nous n’entendons plus, distinctement cette fois, que le silence, insouciant et sanglant bruit de fond. Nous redevenons plus qu’humains, mais si tard, encombrés de sensations retrouvées, porteurs de regards qui nous ont vus. La ville se peuple de ce que nous avons été dans le regard des vulnérables. Que faire ? Impossible de revenir à l’état ancien. Le confort antérieur apparaît pour ce qu’il a été : nous étions presque morts, atrophiés, privés de notre sensibilité qui revient douloureusement comme une onglée. Les présences chassées nous manquent. Désormais nous les cherchons du regard. Elles nous manquent. Nous ne savons ce que nous donnerions pour les revoir, mais cela est impossible. Nous nous languissons de leur colère et de leur beauté.  A leur place apparaissent des reflets et des spectres : avoir été dans le regard des autres, c’est déjà quelque chose. L’illusion d’un possible retour des caravelles, coloniaux et esclaves

scandaleusement visibles soudain dans nos propres rues. Nous pouvons nous estimer heureux malgré tout de les voir surgir, nous chérissons la morne douleur d’une mesure excitante, celle de ce qui a été irrémédiablement perdu. Elle vaut mieux cette fois que l’aveuglement, mille fois. Au moins ils sont là, illusions d’altérités à défaut d’autre chose. Ils entretiennent encore du sensible et du troublant, dont nous ne nous serions pas même crus capables, et qui nous vient des disparus, nos jardiniers. Ne partez pas, nous prendrons soin de vous, bourreaux et victimes. Restez cette fois. 

(...) 

Ils passent et ils nous pensent.

 

Joëlle Le Marec, professeure des universités

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